Kouatou Petchouaii: “Nous allons porter plainte contre l’Etat”
Le président du comité pour les 9 de Bépanda étudie cette possibilité avec des avocats et experts en droits de l’homme.
Quelle est la situation de l’affaire des neuf disparus de Bépanda?
Nous sommes aujourd’hui au même point qu’il y a neuf ans.
L’époque durant laquelle on nous a dit qu’ils avaient disparus. Mais d’après les recherches que nous avons faites, nous nous sommes rendu compte qu’ils ont été assassinés. La preuve c’est que tous les dignitaires du régime que nous avons rencontré commençaient leurs propos par: «Mes sincères condoléances …» Nous sommes au même point, mais nous avons travaillé énormément pour connaître un certain nombre de preuves et nous pensons pouvoir agir.
Que s’est-il véritablement passé ?
Du 22 au 23 janvier 2001, neuf jeunes gens avaient été arrêtés au quartier Bépanda Omnisports par les unités du commandement opérationnel. En fait, M. Aba Zengue commandant à la légion de gendarmerie de Douala et qui travaillait aussi comme responsable de la communication du commandement opérationnel avait mené cette enquête. Les jeunes ont d’abord été gardés au bureau de recherche territoriale ; deux jours après, ils ont été transférés au commandement opérationnel pour une raison qu’on ne comprend toujours pas. Ils étaient accusés d’avoir volé une bouteille de gaz. Pour un fait de vol comme celui là, nous ne pensons pas que ce soit le commandement opérationnel qui était indiqué pour transférer les jeunes. Deux jours après leur transfert au commandement opérationnel, on n’avait plus de traces d’eux. Quelques personnes avec lesquelles j’avais sympathisé_ au sein de l’armée m’avaient confirmé qu’ils ont été assassinés et qu’ils ne seront plus jamais revus. Les parents ont mené beaucoup d’enquête, ont fouillé toutes les brigades de gendarmerie et de police. Aujourd’hui, nous avons la preuve qu’ils ne vivent plus. S’ils vivaient, je suis sûr qu’ils auraient contacté les familles.
Qu’avez-vous fait pour connaître la vérité ?
A l’époque, nous avions le choix. Nous ne comprenions pas comment neuf jeunes gens pouvaient disparaître comme cela. Parmi les neuf, j’avais deux de mes cadets. Elisée Kouatou et Charles Kouatou. Pour eux, je me disais que ce n’est pas possible. J’ai travaillé avec l’Acat de Madeleine Afité, Anicet Ekané, Nzongang. Quand il a fallu lancer l’assaut final, j’ai travaillé avec Anicet Ekané parce que son action me paraissait plus apte à mobiliser.
Qu’est ce que vous entendez par « lancer l’assaut »?
Nous réfléchissons sur différentes actions à mener pour que le pouvoir se rende compte de ce qui se passe. Entre écrire à l’Onu et descendre dans la rue, nous avons choisi de descendre dans la rue. Avec pour effet, l’interpellation de nombreux responsables de l’armée, un général a été affecté. Le colonel Bobo Ousmane et le capitaine Aba Zengué avaient été arrêtés avec beaucoup d’autres sous-officiers. C’était la résultante de l’action que nous avons menée sur le terrain. Il faut dire que cette action a contribué à stopper l’assassinat d’autres Camerounais.
Est- ce que vous avez engagé des procédures judiciaires ?
Oui à l’époque, avant d’arriver à des manifestations dans la rue, nous avons saisi la gendarmerie, le tribunal militaire de Douala, la sécurité militaire à Douala. Toutes ces plaintes ont été rejetées. Nous avons même introduit une plainte auprès du gouverneur. Elles sont toutes restées sans suite. C’est alors que nous sommes descendus dans la rue pendant huit semaines. Cela a porté ses fruits, le commandement opérationnel s’est arrêté immédiatement. On ne peut pas estimer à combien de vies cette action a contribué à sauver.
Combien de familles sont concernées par cette affaire?
Cinq familles sont concernées par ce drame. La mienne qui a perdu deux jeunes, la famille Etah qui a perdu trois jeunes, la famille Kuaté qui a perdu un jeune et deux autres.
Qu’est ce qu’elles réclament aujourd’hui ?
Le droit à la vérité. Nous voulons savoir ce qui s’est passé. Lorsque vous perdez votre chien ou votre poulet, vous vous posez quand même la question de savoir ce qui l’a tué. Nous avons le droit de savoir pourquoi et dans quelles circonstances ils ont été assassinés.
Quelles sont les actions entreprises pour connaître la vérité ?
Nous avons travaillé en collaboration avec certaines associations dont l’Acat. Il faut rappeler qu’après ces manifestations, j’ai été intimidé par les éléments de la Dgre. Ce qui m’a d’ailleurs poussé à partir du pays. Je suis parti en 2003 estimant que la flamme avait déjà été allumée. Je suis revenu parce qu’estimant que c’est mon pays et que je ne pourrais rester éternellement hors de ce pays. Nous travaillons depuis avec Human rights watch et Amnesty international dont je fais partie. Il y a aussi certaines associations locales qui, avec leur expertise, nous ont aidé à récolter un certain nombre de preuves sur ce qui s’est passé exactement.
Quelle suite comptez-vous donner à l’affaire
Avec le nombre de preuves que nous avons aujourd’hui, je peux affirmer que nous pouvons porter plainte et une vrai plainte.
Une plainte contre qui ?
Contre les responsables. Nous allons porter plainte contre l’Etat du Cameroun. Les avocats et experts qui travaillent sur la question décideront si Paul Biya, le chef de l’Etat sera concerné par cette plainte.
Vous envisagez des poursuites contre Paul Biya ?
C’est une possibilité. L’ordre, la création du commandement opérationnel est du fait du chef de l’Etat. Il est normal qu’il en tire l’entière responsabilité. Maintenant tous ceux qui ont travaillé pour le compte de cette opération devraient également être poursuivis. Pour ce qui concerne Paul Biya, je ne suis pas expert en droit, mais au vu des preuves et éléments que nous avons récoltés, il est possible qu’il soit poursuivi.
La plainte sera déposée devant quelle juridiction?
La plupart des experts sont en Angleterre. Il y a des hésitations entre Londres et Paris. Ils travaillent sur ce dossier depuis huit ans, et en collaboration avec des experts au Cameroun, dont je ne donnerai pas les noms. Nous continuons à travailler, à réunir les preuves, ce qui a déjà été fait. Nous attendons simplement que les experts nous disent qui sera incriminé dans la plainte et choisiront le tribunal ou le territoire. Moi je souhaite que ce soit à Londres.
A défaut de dire la vérité, l’Etat a-t-il exprimé sa compassion à l’égard des familles ?
Le premier réflexe de l’Etat du Cameroun aurait été de réparer les dommages collatéraux. Si l’Etat s’entête à dire que les jeunes ont disparus, tant mieux. Il y a d’ailleurs six mois de cela, ils ont rendu un rapport à la Commission des droits de l’homme aux Nations Unies, où ils disent que les neuf se trouvent au Nigeria. C’est une catastrophe. On veut nous faire croire que neuf jeunes gens ont disparu, comme par hasard, ils se retrouvent dans le même pays, comme par hasard personne d’entre eux ne contacte sa famille. Mes frères étaient très attachés à moi et nous avons grandi dans la même maison. Ils ne pouvaient pas faire dix ans hors du pays sans me contacter. Ceci est valable pour les autres.
Si je vous comprends bien d’après le gouvernement, les « Neuf de Bépanda » sont au Nigeria ?
Ils ont rendu un rapport à la Commission des droits de l’homme des Nations unies. J’ai tenté d’interpeller le responsable en Suisse, à Genève, mais rien n’a été fait.
Est-ce qu’il y a eu des pressions de la communauté internationale ?
Je pense qu’il y a beaucoup de pression. L’Etat n’aurait pas choisi par hasard de dire un mot sur cette affaire 10 ans après. Surtout à la veille d’une échéance comme celle qu’on attend (présidentielle 2011, ndlr). C’est une affaire qui reste d’actualité, que les organisations internationales continuent de regarder avec beaucoup d’attention. Parce qu’au-delà de Bépanda, le commandement opérationnel avait été responsable d’environ 1100 assassinats.
Dans quel état d’âme se trouvent les familles aujourd’hui ?
Il faut descendre à l’Omnisports pour voir. Beaucoup de parents qui avaient 60 ans à l’époque des faits sont décédés, plongés dans un chagrin incommensurable. J’ai revu mon père. Ce n’est pas l’homme que je connais. Il a arrêté le travail parce qu’il fallait s’occuper de ma mère. Huit ans après, c’est encore le drame. Ça ne s’explique pas. Pour une bouteille de gaz, neuf personnes sont assassinées. La technique c’est de ne rien reconnaître et de ne rien dire.
Boris Bertolt | 13 Juillet 2011 | Le Jour |